STEPHEN SMITH : UN « AFRICANISTE », DONT L’AFRIQUE A LE DROIT DE SE MEFIER.

Publié le par mraplunellois

 

Dans le combat d’idées autour de la problématique des migrants, un ouvrage récent mérite notre attention. Il s’agit du livre de Stephen Smith : « LA RUEE VERS L’EUROPE. La jeune Afrique en route vers le vieux continent ». ( Grasset / Février 2018)

Le titre dit clairement le fantasme sur lequel repose son argumentation. Un vieux fantasme d’envahissement démographique  qui va chercher très loin ses racines, dans les hordes des Huns ou de Gengis Khan, plus récemment dans le tristement célèbre livre de Jean Raspail « Le camp des saints ». Si le cœur du fantasme était encore à ce moment le « péril jaune »,  puisque, pour l’écrivain d’extrême-droite, les embarcations de migrants qui allaient envahir l’Europe partaient du delta du Gange, le renouvellement du grand frisson se fait désormais avec l’Afrique, mais le principe reste le même.

Stephen Smith a des « références » pour le public européen, responsable Afrique de « Libération », puis du « Monde » de 1986 à 2005. Il connait bien ce continent  pour le parcourir et l’étudier depuis longtemps, cela ne fait aucun doute. Mais le regard qu’il porte sur lui n’est pas du genre amical, ou alors du genre d’ « ami » dont on se passerait aisément : celui qui ose vous dire tous vos défauts,.. mais rien que vos défauts. En fait, ce n’est d’ailleurs qu’indirectement qu’il parle aux Africains, puisque le livre s’adresse d’abord clairement aux Européens pour les prévenir du danger qui les menace. Vulgairement, il « plante » les Africains devant un public d’Européens, qui sont loin d’avoir sa connaissance de l’Afrique.

Cela commence à devenir une habitude. Il faut se souvenir de son dernier ouvrage polémique « NEGROLOGIE.  Pourquoi l’Afrique meurt » (Calman-Lévy / 2003). Dans la lignée de la « finesse » du titre, celui-ci argumentait déjà la responsabilité première de l’Afrique dans son mal-être actuel, essentialisait même cette responsabilité.

« Pourquoi l’Afrique meurt-elle ? En grande partie, parce qu’elle se suicide. »

« Des problèmes, à l’évidence, l’Afrique en a déjà beaucoup et ne les résoudra pas de sitôt, quoi qu’elle fasse. Mais ses habitants en meurent dans des proportions aussi effroyables parce que, aux handicaps historiques du continent, aux fléaux naturels et aux injustices de l’ordre mondial, s’ajoutent un supplément d’autodamnation, une « âme noire » prétendument irréductible à l’universel, aux autres humains. »… Si simplement ils avaient accepté de croire à « nos ancêtres les Gaulois », pour la partie française coloniale en tout cas,  ils se seraient ouvert un avenir radieux !

Cet ouvrage avait été immédiatement critiqué par un « NEGROPHOBIE » ( Les Arènes / 2005),  co-écrit par Boubacar Boris Diop, Odile Tobner et François-Xavier Vershave.

Odile Tobner, épouse de l’écrivain Mongo Beti, résumait ainsi sa critique : « Bref, si l’on se demande « pourquoi l’Afrique meurt »…  c’est parce qu’elle est peuplée par des Noirs. »

Un résumé lapidaire de l’opinion de Stephen Smith, que Odile Tobner pouvait s’autoriser, puisque celui-ci affirmait dans son ouvrage : « … si 6 millions d’Israéliens pouvaient par un échange démographique, prendre la place des Tchadiens à peine plus nombreux, le Tibesti fleurirait et une Mésopotamie africaine naîtrait sur les terres fertiles entre le Logone et le Chari ».

Du journalisme d'investigation à la dérive idéologique

La critique de François-Xavier Vershave, dénonciateur de la Françafrique et président de l’association Survie jusqu’à son récent décès, était directement beaucoup plus politique. Il dénonçait un véritable revirement du journaliste, qui allait en faire un négationniste au sujet du génocide du Rwanda, renvoyant dos à dos Hutus et Tutsis, pour ce qui est des massacres, exonérant du même coup la responsabilité de la France et de son gouvernement dans son soutien au pouvoir Hutu.

Une accusation de soutien au pouvoir qui fait écho à celui ressortant clairement de l’ouvrage marquant la réapparition de Stephen Smith dans le paysage médiatique français. En effet, les arguments développés par Stephen Smith viennent en appui à la politique adoptée par le gouvernement actuel face à la problématique des migrations. Au point que le président Macron a cité élogieusement le livre dès son interview du 15 Avril 2018 face aux journalistes Plenel et Bourdin. Dans la foulée, au mois de Juin, l’ouvrage a reçu le prix du livre Géopolitique 2018…  des mains du ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. L’auteur a pu ensuite présenter sans  contestation les grandes lignes de son argumentation  sur tous les plateaux du PAF hexagonal.

Il l’a fait en apparaissant comme un chercheur ouvert, libre et sympathique, ami de l’Afrique et opposé à l’Europe-forteresse ; rien à voir, n’est ce pas, avec les élucubrations d’extrême-droite,.. même si le contenu de son discours y ressemble étrangement. C’est pourquoi il me semblait nécessaire de rappeler les éléments ci-dessus.

Venons-en maintenant au contenu de ce nouveau pamphlet anti-africain.

Le titre a tout dit, et entre comme dans du beurre dans des esprits déjà formatés pour recevoir l’avertissement : si nous ne nous méfions pas, si nous restons trop naïfs, l’Afrique va nous envahir et nous détruire culturellement. Car l’Afrique meurt (Voir plus haut « Négrologie »),  mais curieusement elle meurt en augmentant sa population et sa jeunesse de manière exponentielle (Allez comprendre !), et elle va, elle veut nous entrainer dans son suicide.

Tout ceci est « prouvé » par des chiffres, plein de chiffres évidemment officiels, tellement de chiffres qu’on n’en peut plus. Des chiffres qui font preuve, mais dont on nous apprend qu’il faut quand même se méfier, car en démographie, rien n’est jamais acquis (Tiens, tiens !), et en outre sur ce continent, n’est-ce pas, les statistiques… (Pages 52/53). Il faut certainement croire que cela peut être encore pire !

Mais des chiffres et documents que l’auteur n’hésite pas à tordre dans le sens qui lui convient. Un exemple : page 226, il nous apprend qu’ « un « métissage généralisé » serait déjà un fait accompli en  France », en s’appuyant sur le démographe Hervé Le Bras. Le mot  « métissage » dans le contexte de l’ouvrage ne peut que renvoyer à une immigration extra européenne. Or, si l’on prend la peine de lire la note, on découvre que la citation d’Hervé Le Bras utilisée dit : « En 2013, 40% des naissances en France avaient un parent ou un grand parent d’origine étrangère », et englobe donc un métissage autant européen (déjà ancien et bien connu) qu’extra européen.

Pour appuyer son argumentation chiffrée, et réduire notre naïveté foncière, l’auteur ne fait pas dans la dentelle. Petit florilège.

L’aide à Afrique : sachant que ceux qui partent ne sont pas les plus pauvres, mais ceux qui économiquement commencent à s‘en sortir, notre aide à l’Afrique se transforme en fait en encouragement au départ  ( CQFD).

« ..  dorénavant, les bons augures venant de l’Afrique seront de funestes présages pour l’Europe. » (Page 225)

« Les pays riches… versent une prime à la migration en aidant des pays pauvres à atteindre le seuil de prospérité à partir duquel leurs habitants disposent des moyens pour partir et s’installer ailleurs. » (Pages 147/148)

Car il faut savoir que les candidats à l’exil  sont des lâcheurs, qui abandonnent leur communauté dans la difficulté, au lieu de l’aider à progresser (Air connu), et des falsificateurs qui abusent du droit d’asile.

« ..on demande aux Européens d’accueillir comme concitoyens un nombre trop important de candidats qui viennent d’abandonner leurs anciens concitoyens dans l’épreuve pour faire acte d’adhésion à une nouvelle communauté en se jouant de ses règles. » (Page 230)

Ils ne sont en outre pas si courageux qu’on le croit, car les risques encourus dans la « traversée » sont tout relatifs :

« La photo du petit garçon syrien de trois ans, Alan Kurdi, retrouvé noyé sur une plage turque, le 2 septembre 2015, n’a laissé personne indifférent. Cependant, pour situer le drame, n’aurait-on pas dû préciser que le risque de périr en traversant la Méditerranée dans une embarcation de fortune était, cette année-là, de 0,37% ? » « La même année, selon les chiffres de la banque mondiale, le risque de mourir en couches était de 1,7% pour une femme au Sud-Soudan. » (Pages 174/175). C’est beau, les chiffres !

Donc cessons de pleurer et de nous attendrir bêtement.

 Tout à fait d’accord. Cessons en effet, regardons la réalité en face et cherchons des solutions, mais peut être pas avec le seul regard et les seuls conseils de Stephen Smith.

Car si les problèmes de l’Afrique, mais pas seulement de l’Afrique, sont bien réels, causes et donc solutions sont certainement à envisager d’une autre manière que ne le fait Stephen Smith.

Le « métissage » ne fait pas actuellement notre malheur. Des exemples multiples le prouvent. Ce que certains voudraient qualifier de « seuil » d’acceptation possible est loin, très loin d’être atteint.

Certes l’incompréhension populaire est très forte sur le sujet, et présente des risques pour l’évolution de notre société. Si on ne sait pas réagir, l’exploitation populiste du phénomène peut menacer sérieusement notre avenir et transformer nos sociétés beaucoup plus que l’immigration elle-même.

 Mais d’une part, quand on est dans la réalité et non dans le fantasme l’incompréhension se réduit sérieusement et rapidement, d’autre part ce n’est pas en étayant le fantasme comme le fait Stephen Smith qu’on va s’en sortir.

Quelles sont les « solutions » qu’il évoque, car il s’y risque : cinq. 1 / Demain, l’Eurafrique si on ne bouge pas. Impensable. 2/ L’Europe-forteresse. Très vilain, ce n’est pas notre genre…  Mais tout compte fait, on en a en partie les moyens, et en attendant (on ne sait pas trop quoi), ce ne serait pas plus mal.  3/ Toujours si on ne fait rien, risque de dérive mafieuse et extrémiste.  Jean Raspail dans « Le camp des saints » y avait déjà pensé. Ce n’est bien sur pas une solution ; c’est juste pour nous faire peur. 4/ Retour à une réoccupation coloniale ou au moins au protectorat. Ce n’est pas vivable à terme,.. mais déjà en partie en cours.   5 / Un mélange harmonieux et équilibré ; « faire un peu de tout cela, mais sans excès ». C’est ce qu’il choisit ; courageux, le bonhomme.

Apparemment il ne voit aucune solution qui impliquerait un changement de notre attitude politique vis-à-vis de l’Afrique. Il n’en voit pas, puisque d’après lui nous n’avons plus aucune responsabilité dans la situation actuelle du continent, si ce n’est celle de ne pas avoir su nous faire comprendre, auprès de la population africaine elle-même, de sa jeunesse, de ses dirigeants, sur cette urgence démographique qu'il repère.

Colonialisme, néocolonialisme, nous sommes bien sûr responsables, mais il ne faut pas le répéter, car d’une part c’est connu et fini, et d’autre part ça ne sert qu’à  excuser et dédouaner les Africains.

Comment lui dire que c’est loin d’être connu, quand on prend conscience de la méconnaissance abyssale dans laquelle on laisse le citoyen lambda sur les réalités du colonialisme et de ses suites autour de la Françafrique, loin d’être fini quand les matières premières africaines nous sont toujours aussi indispensables, et nos interventions pour défendre leur accès aux conditions actuelles le prouvent ?

Pour comprendre ce que nous pourrions, devrions faire pour essayer d’aider l’Afrique et de nous éviter certains problèmes qu’il signale, il ne faut pas se contenter d’une lecture de Stephen Smith, dont les arguments vont juste conforter les fantasmes dominants.

Il faut garder l’esprit critique et prendre quelques antidotes, je pense dans le désordre et sans exclusive à Aminata Traoré « L’Afrique humiliée », François-Xavier Vershave, « La Françafrique : Le plus long scandale de la République », Mongo Beti, « La France contre l’Afrique », etc…

 

 

Il ne faut pas avoir peur d’abuser des antidotes, dans le contexte dans lequel nous baignons.

Jacques Vénuleth

 

 

 

 

 

Publié dans LECTURES

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